jeudi 24 mars 2016

Mucura, le récif du récif



Il était écrit qu’on arriverait jusqu’ici…

Au départ, pourtant, notre idée n’était que de se poser quelque part sur la côte caraïbe de Colombie, dans un coin tranquille où les enfants auraient pu profiter de la mer. La destination touristique « normale » est alors le parc naturel de Tayrona, qu’on dit sublime et sauvage, auquel on n’accède qu’à pied ou à cheval, et où la forêt vierge descend de la montagne pour plonger dans le sable blanc et la mer turquoise. Tentant, évidemment, mais un peu compliqué avec nos gros sacs, une mer apparemment bien formée à cette époque, et surtout des quantités de touristes annoncées pour la semaine sainte (Pâques).
En relisant notre guide de voyage, on s’arrête sur quelques lignes évoquant un archipel un peu perdu, entre Carthagène et le Panama : Las Islas de San Bernardo del Viento (les îles de Saint Bernard du Vent), et plus particulièrement l’île de Mucura, où il y aurait quelques hébergements. On essaye et réessaye d’appeler le numéro de téléphone figurant dans le guide : aucune réponse… Coup de chance, un couple nous entend parler de cet endroit, dans le petit centre d’appel où on allait téléphoner. Ils en revenaient justement, et nous en firent une description extraordinaire, nous confirmant au passage qu’il y avait bien moyen de se faire héberger : la mère d’un des responsables du parc naturel a aménagé son grenier pour recevoir quelques touristes… Une fois sur place on s’apercevra qu’on s’était mal compris (pas facile l’espagnol !), et qu’en réalité la mama devait bien exister quelque part, mais sans doute sur une autre île.
Pourtant cet heureux hasard suffit à nous décider, confiants et ignorants…




terminal terrestre de carthagène

Depuis Carthagène, trois heures de bus plein sud nous emmènent jusqu’au petit port de Tolù. La route traverse une région assoiffée, desséchée, où hommes, vaches et chevaux pleurent après la pluie depuis près de deux ans. Les maisons sur le bord de la route deviennent vite de pauvres cabanes de planches disjointes, peintes avec de vieilles couleurs. Quant à la population, au contraire, elle devient uniformément noire. Des chevaux avec de belles selles en paille patientent à l’ombre, à côté d’hommes allongés sur des motos, pendant que les femmes et les enfants essaient de vendre quelques fruits aux rares véhicules qui passent sur la route, et qui recouvrent chaque fois un peu plus le paysage de leur poussière.
On descend dans une petite gare routière, dans les faubourgs de Tolù, déserts et poussiéreux eux aussi. C’est le début de l’après-midi. La chaleur nous saisit sans pitié à la descente du bus. Même les natifs semblent être partis se cacher à l’ombre des cours. Heureusement quelques valeureux vélos taxis veillent. Il nous en faudra deux pour nous embarquer, avec tous nos bagages, dans une promenade qui enchantera les enfants, jusqu’à un hôtel désert lui aussi, avec pour toute enseigne un panneau « à vendre ». L’endroit n’est guère chaleureux, mais au moins nous allons pouvoir y laisser nos sacs pour le temps que nous serons sur l’île.
Le front de mer est à même pas 200 mètres, et sitôt qu’on atteint le remblai on trouve un peu de commerces ouverts. L’ambiance est étrange, pas de voitures, encore moins de taxis, presque pas de musique dans les rues. De rares motos et scooters circulent au ralenti, guère plus rapides que les deux et trois roues à pédales, de loin les plus nombreux. Comme si on avait voulu laisser tout l’espace sonore à la mer, au vent et aux vagues qui viennent éclabousser les cocotiers tout penchés qui poussent sur le remblai (le malecon comme on dit ici).

Front de mer à Tolù




Le port



On longe la mer en direction du port, et apparaissent les premières boutiques qui vendent le transport vers les îles. On entre, on discute, on ressort, on en fait trois ou quatre pour se faire une idée, puis on poursuit jusqu’au port pour aller voir les « lanchas » (les barques rapides) qui font la traversée : vu l’état de la mer, on a envie de se rassurer. Le port est étonnant, avec des bateaux à passagers plutôt en bon état, à côté de vieux bateaux de pêche totalement décatis (ici aussi, le touriste semble payer mieux que le poisson). Tout cela autour d’un terre-plein bien mangé par la mer, planté de grands arbres et encombré d’un beau bric-à-brac à la mode afro-colombienne : stands de grillades en béton peint, vieux bateaux abandonnés, marchands d’artisanat, familles entières faisant la sieste dans des hamacs, sous les arbres…
On y mange bien, sympa et pas cher, tout en faisant le point : on décide d’acheter nos billets chez le seul qui ait accepté de nous vendre un aller simple, tous les autres ne vendant qu’une excursion aller-retour dans la journée. En prime, il connaît l’île de Mucura, et nous a assuré qu’on y trouverait des « cabanas » à louer.




On rentre à l’hôtel en passant par la grande place. De gigantesques hévéas attirent notre attention. En s’approchant, on remarque de jolis geckos tricolores qui vivent sur leurs troncs. En levant encore un peu les yeux, on aperçoit des formes grises au sommet. Des singes ? Un gamin qui passait par là nous détrompe, et nous laisse pantois : ce ne sont pas des singes, mais… une famille de paresseux ! Nous qui croyions qu’on n’en voyait que dans les coins les plus reculés d’Amazonie ! Et comme pour nous faire plaisir, en voilà qui se mettent à bouger, avec une lenteur réellement prodigieuse. Les enfants, avec qui nous avions vu « Zootopia », le dernier Disney, la semaine passée à Bogota, sont autant scotchés que nous.






Le lendemain on ne fera pas les paresseux, et de bon matin, aéro-dynamités par deux moteurs de 200 CV poussés à fond, on mettra à peine une heure pour parcourir la quarantaine de kilomètres qui nous séparent de Mucura. 


Notre bateau

Sans doute galvanisé par la concurrence, un étrange animal nous accompagne pendant quelques secondes : sorte de poisson-serpent-hippocampe, dressé sur l’eau, fonçant à une vitesse folle en rebondissant sur sa queue. Ce sera notre première, et pas notre dernière, drôle de créature sortie des eaux : de surprenants spécimens peuplent les récifs de corail dans la région…
La traversée comprend une attraction : un bref arrêt, avant Mucura, sur l’île voisine de Islote, sorte de bidonville flottant où près de 2000 personnes vivent sur une surface grande comme un demi-terrain de foot. C’est un récif de corail artificiel, où jour après jour les habitants poursuivent la création de leurs ancêtres, en allant en mer « pêcher » des blocs de corail mort, qui leur servent à agrandir leur île… où juste à lutter contre l’inexorable montée des eaux. Fièrement, ils présentent Islote comme l’espace le plus densément peuplé au monde. Tout est bon pour attirer le touriste…

Islote




Vue d'islote depuis Mucura

Les habitants de Mucura, eux aussi, ne sont pas mauvais pour la mise en scène, et on débarque dans un véritable décor de carte postale : sable blanc, cocotiers, bars et petits restos aux toits de palme, tables en bois multicolores, Blacks souriants et eau turquoise ! C’est le décor que les habitants et le parc naturel ont (intelligemment) conçu pour prendre vite fait bien fait l’argent des touristes, en les confinant dans un petit périmètre pendant quelques heures, avant qu’ils ne repartent enchantés en début d’après-midi, et que l’île ne retrouve sa tranquillité. On regarde à droite et à gauche, la plage semble fermée des deux côtés, à une extrémité par une mangrove qui paraît inextricable, et à l’autre bout par des stands d’artisanat.

Plage du débarquement à Mucura

C’est l’heure du café, on s’en boit un petit en contemplant le paysage. Avisant nos sacs (on a quand même apporté le minimum de survie !), un vieux Black édenté et souriant, assis sur une glacière en polystyrène guère plus jeune que lui, nous aborde en se présentant comme « Juvenal el tiburon » (Juvenal le requin). On lui dit qu’on cherche les cabanas, pour passer quelques jours sur l’île. On commence à s’inquiéter quand il nous dit qu’il va appeler un guide, on se rassure un peu quand il ajoute que le service est gratuit. Serait-ce réellement une île paradisiaque ? Apparaît Johnny, un jeune gars qui nous emmène par un petit chemin, contourne les stands d’artisanat, et nous entraîne le long de la mangrove qui borde la plage. Nous voici tout à coup de l’autre côté du décor…





En réalité l’île, qui est un récif de corail, est minuscule. La mangrove se traverse sur un joli pont de bambou, ensuite il y a un espace central inhabité, peuplé de cocotiers. A gauche on aperçoit quelques vieilles maisons de bois qui forment le pueblito (le petit village), et on arrive aussitôt aux cabanas bleues et blanches des frères Florès. La première impression est un peu mitigée : sous l’auvent de l’espace commun, sont attablés deux vieux pirates barbus et torse-nu, entourés des bouteilles de rhum qu’ils ont sifflées pendant la nuit. D’une voix pâteuse, accompagnée de gestes approximatifs, ils se présentent comme les patrons, pendant qu’ Anémone contemple avec méfiance  un endroit à demi en ruine, ouvert à tous vents, qui pourrait bien être les sanitaires... et plus loin la pauvre cabane sur pilotis, elle aussi sans portes ni fenêtres, qui pourrait bien devenir notre maison !
Johnny est embêté, il nous affirme n’avoir jamais vu les patrons dans cet état. Ce que vient confirmer avec empressement Doña Lina, une solide îlienne, peut-être la femme de l’un des deux, qui prend aussitôt les choses en main. L’endroit se révèle plus accueillant qu’il n’y paraît au premier abord. Les cabanes sont bien tenues et juste au bord de l’eau, il n’y a pas de moustiques d’où l’absence de fenêtres, et les vrais sanitaires ne sont pas ceux qu’on avait crus… Quant au site il est tout simplement paradisiaque, avec une petite plage de rêve pour nous tous seuls, ou presque !

Au centre de l'ïle

Arrivée chez les frères Flores




Les sanitaires seront ceux à gauche et non à droite


Notre cabanas

On engage avec Doña Lina une longue, âpre et paisible négociation pour un séjour de trois nuits, avec trois repas par jour… qui se termine comme presque toujours en Colombie par de francs sourires et une solide poignée de main : l’affaire est conclue, nous voici « Mucuriens » pour moins de 20 euros par personne et par jour. D’autres ont peut-être fait mieux, mais on est contents. On le sera encore plus dès le premier repas, devant nos belles assiettes de poisson frais pêché, et on ne se lassera pas (sauf les enfants !), d’en manger deux fois par jour.

Dona Lina et sa fille

Le proprio, Ex-Professeur d'écologie marine

Roca

Notre première journée sera celle de l’exploration, entrecoupée de longues baignades. Si l’on excepte le petit bout de plage aménagé pour les visiteurs à la journée, l’île est divisée en trois espaces distincts, chacun occupant un morceau du rivage autour des cocotiers. D’abord le pueblito, là où bat le cœur de Mucura. Improbable assemblage de cabanes de pêcheurs, de ruelles minuscules, d’amoncellement de coquillages, de bateaux, de vieux filets et d’enfants rigolards. Il contient une toute petite épicerie tenue par un homme charmant mais d’une nonchalance impressionnante… même son sourire met quelques secondes avant de se former tout à fait, tellement il va durer longtemps ! Deux cents mètres plus loin sont nos cabanas, et en continuant à longer la mer on arrive sur une rangée de fils de fer barbelés, derrière lesquels on devine un vaste complexe : de superbes maisons aux toits de palme entourent une belle plage parsemée de jolis transats. C’est Punta Faro, sans doute parmi ce qu’on peut faire de mieux en matière de tourisme « corallien ». Ici les touristes arrivent directement sur de jolis pontons en bois, sans passer par la plage où débarquent les moins fortunés (qu’ils ne verront sans doute jamais). Evidemment on franchit les barbelés, et on va faire nos curieux, si curieusement que personne ne nous demande rien. On s’émerveillera devant le splendide court de tennis en terre battue, les beaux iguanes qui semblent veiller sur le lieu, et sur l’exemplaire politique écologique de l’établissement, poursuivie avec les habitants et les responsables du parc naturel : reboisement intensif pour lutter contre l’érosion et la montée des eaux, désalinisation de l’eau de mer, contribution à l’installation d’un puissant générateur électrique à panneaux solaires installé au village… Les habitants sont très fiers de cet hôtel, qui procure du travail à nombre d’entre eux, et qui donne une image très valorisante de leur île. Comme quoi l’argent, l’intelligence et le bien commun peuvent parfois faire bon ménage… (on a vraiment débarqué dans un endroit étonnant!).



maison du village


Eglise évangélique 


la rue du village






Sur les coups de 16 heures on finit notre tour de l’île en retrouvant la plage du débarquement… déserte ! Ne restent que quelques commerçants occupés à nettoyer les lieux. On en prend royalement possession, les enfants au bain et nous à siroter une bière bien fraîche sous les cocotiers, les pieds en éventail sur le sable chaud. On prendra chaque jour cette royale habitude, et on se fera vite copains avec quelques îliens. A commencer par Rafa, habile bijoutier  qui fabrique de superbes colliers et bracelets en corail, en coquillage… et en os de requins !  Grand lecteur de la Bible à ses heures perdues, il sera le livre ouvert qui nous fera découvrir l’envers du décor : l’absence d’eau douce, la sécheresse depuis que les arbres ont été coupés massivement, les familles déracinées pour aller accompagner les enfants étudier sur le continent, la complexe gestion des déchets amenés par le tourisme... et puis l’espoir de préserver leur fragile équilibre, face au double péril qui les guette : la continuelle montée des eaux, aggravée par l’érosion, est la plus inquiétante. Une petite île à quelques centaines de mètres de Mucura, où vivait une famille, a disparu sous les eaux en quelques mois, après que tous les arbres eurent été coupés… L’autre est plus sournois, il vient des pétroliers qui passent au large, vers la raffinerie de Corvenas. Pour l’instant seules quelques fuites ont noirci les îles, mais un jour ou l’autre il y aura une catastrophe, avec tous ces récifs qui finiront bien par en faire couler un. Le parc naturel les préserve un peu de la surpêche industrielle, mais il y a encore régulièrement des pirates qui viennent draguer par ici, détruisant à tout jamais des morceaux de récifs coralliens, d’où évidemment moins de poissons et de langoustes pour les petits pêcheurs de l’île… Il a pourtant foi dans l’avenir, car Dieu veille sur son île, et il lui donne un coup de main : ici il n’y a pas de police, c’est nous qui la faisons, et moi je suis l’inspecteur, dit-il avec un sourire qu’on n’oubliera pas de sitôt.





La plage déserte une fois les
bateaux de touriste rentrés

Le lendemain matin on partira avec Albert sur un frêle esquif, taquiner le poisson avec un pêcheur adorable mais au nom imprononçable. Avec une bobine de de fil, un vieil hameçon, un bout de plomb découpé avec les dents, et trois coquillages en guise d’appât, on sortira de l’eau de magnifiques poissons, et comme on est chanceux on prendra même un Pez Loro, le roi du récif, un beau poisson tout bleu… que Doña Lina nous préparera tout à l’heure aux petits oignons. 






Pendant ce temps-là, sur le même bateau minuscule, ses collègues partent à la voile au large, à perte de vue, pour aller plonger en apnée à plus de 20 mètres de profondeur (vous avez bien lu), ramener les langoustes qui seront servies sur la plage aux touristes. Un petit détail : les belles voiles noires triangulaires… sont en bâche plastique, exactement les mêmes qui servent chez nous pour couvrir le maïs !


Le lendemain on essaiera tout seuls, depuis la berge et le ponton du village. On fera notre petit effet en sortant un vraiment gros poisson épine, malheureusement le plus vénéneux et immangeable de tout le récif !
On passera trois nuits chez Doña Lina et les frères Flores. L’un est un ancien professeur d’écologie, qui a tout arrêté il y a 33 ans, pour bâtir ce lieu. En effet on ne les reverra pas toucher une goutte d’alcool, par contre on appréciera ce qu’ils ont créé. Toute une tribu vit autour des cabanas, hommes et animaux, dans un rythme assez subtil : personne ne coure, mais personne ne reste jamais à rien faire, et tout le monde se retrouve sur la plage avec force rires, quand il s’agit de mettre le bateau à l’eau, ou de l’en sortir.









Mais ce serait trop long de tout raconter, alors salut les Mucuriens, longue vie à votre île, et un grand merci pour nous avoir accueillis. Nous, on s’envole benoîtement pour l’Amazonie, où paraît-il tombent des cordes à longueur de journée. Le monde est mal fait, le Bon Dieu a vraiment besoin d’un coup de main…