Il était écrit qu’on arriverait jusqu’ici…
Au départ, pourtant, notre idée n’était que de se
poser quelque part sur la côte caraïbe de Colombie, dans un coin tranquille où
les enfants auraient pu profiter de la mer. La destination touristique
« normale » est alors le parc naturel de Tayrona, qu’on dit sublime
et sauvage, auquel on n’accède qu’à pied ou à cheval, et où la forêt vierge descend
de la montagne pour plonger dans le sable blanc et la mer turquoise. Tentant, évidemment,
mais un peu compliqué avec nos gros sacs, une mer apparemment bien formée à
cette époque, et surtout des quantités de touristes annoncées pour la semaine
sainte (Pâques).
En relisant notre guide de voyage, on s’arrête sur
quelques lignes évoquant un archipel un peu perdu, entre Carthagène et le
Panama : Las Islas de San Bernardo del Viento (les îles de Saint Bernard
du Vent), et plus particulièrement l’île de Mucura, où il y aurait quelques
hébergements. On essaye et réessaye d’appeler le numéro de téléphone figurant
dans le guide : aucune réponse… Coup de chance, un couple nous entend
parler de cet endroit, dans le petit centre d’appel où on allait téléphoner.
Ils en revenaient justement, et nous en firent une description extraordinaire,
nous confirmant au passage qu’il y avait bien moyen de se faire héberger :
la mère d’un des responsables du parc naturel a aménagé son grenier pour
recevoir quelques touristes… Une fois sur place on s’apercevra qu’on s’était
mal compris (pas facile l’espagnol !), et qu’en réalité la mama devait
bien exister quelque part, mais sans doute sur une autre île.
Pourtant cet heureux hasard suffit à nous décider,
confiants et ignorants…
terminal terrestre de carthagène |
Depuis Carthagène, trois heures de bus plein sud nous
emmènent jusqu’au petit port de Tolù. La route traverse une région assoiffée,
desséchée, où hommes, vaches et chevaux pleurent après la pluie depuis près de
deux ans. Les maisons sur le bord de la route deviennent vite de pauvres
cabanes de planches disjointes, peintes avec de vieilles couleurs. Quant à la
population, au contraire, elle devient uniformément noire. Des chevaux avec de
belles selles en paille patientent à l’ombre, à côté d’hommes allongés sur des
motos, pendant que les femmes et les enfants essaient de vendre quelques fruits
aux rares véhicules qui passent sur la route, et qui recouvrent chaque fois un
peu plus le paysage de leur poussière.
On descend dans une petite gare routière, dans les
faubourgs de Tolù, déserts et poussiéreux eux aussi. C’est le début de
l’après-midi. La chaleur nous saisit sans pitié à la descente du bus. Même les
natifs semblent être partis se cacher à l’ombre des cours. Heureusement
quelques valeureux vélos taxis veillent. Il nous en faudra deux pour nous
embarquer, avec tous nos bagages, dans une promenade qui enchantera les
enfants, jusqu’à un hôtel désert lui aussi, avec pour toute enseigne un panneau
« à vendre ». L’endroit n’est guère chaleureux, mais au moins nous
allons pouvoir y laisser nos sacs pour le temps que nous serons sur l’île.
Le front de mer est à même pas 200 mètres, et sitôt
qu’on atteint le remblai on trouve un peu de commerces ouverts. L’ambiance est
étrange, pas de voitures, encore moins de taxis, presque pas de musique dans
les rues. De rares motos et scooters circulent au ralenti, guère plus rapides
que les deux et trois roues à pédales, de loin les plus nombreux. Comme si on
avait voulu laisser tout l’espace sonore à la mer, au vent et aux vagues qui
viennent éclabousser les cocotiers tout penchés qui poussent sur le remblai (le
malecon comme on dit ici).
Front de mer à Tolù |
Le port |
On longe la mer en direction du port, et apparaissent
les premières boutiques qui vendent le transport vers les îles. On entre, on
discute, on ressort, on en fait trois ou quatre pour se faire une idée, puis on
poursuit jusqu’au port pour aller voir les « lanchas » (les barques
rapides) qui font la traversée : vu l’état de la mer, on a envie de se
rassurer. Le port est étonnant, avec des bateaux à passagers plutôt en bon
état, à côté de vieux bateaux de pêche totalement décatis (ici aussi, le
touriste semble payer mieux que le poisson). Tout cela autour d’un terre-plein bien
mangé par la mer, planté de grands arbres et encombré d’un beau bric-à-brac à
la mode afro-colombienne : stands de grillades en béton peint, vieux
bateaux abandonnés, marchands d’artisanat, familles entières faisant la sieste
dans des hamacs, sous les arbres…
On y mange bien, sympa et pas cher, tout en faisant le
point : on décide d’acheter nos billets chez le seul qui ait accepté de
nous vendre un aller simple, tous les autres ne vendant qu’une excursion
aller-retour dans la journée. En prime, il connaît l’île de Mucura, et nous a
assuré qu’on y trouverait des « cabanas » à louer.
On rentre à l’hôtel en passant par la grande place. De
gigantesques hévéas attirent notre attention. En s’approchant, on remarque de
jolis geckos tricolores qui vivent sur leurs troncs. En levant encore un peu
les yeux, on aperçoit des formes grises au sommet. Des singes ? Un gamin
qui passait par là nous détrompe, et nous laisse pantois : ce ne sont pas
des singes, mais… une famille de paresseux ! Nous qui croyions qu’on n’en
voyait que dans les coins les plus reculés d’Amazonie ! Et comme pour nous
faire plaisir, en voilà qui se mettent à bouger, avec une lenteur réellement
prodigieuse. Les enfants, avec qui nous avions vu « Zootopia », le
dernier Disney, la semaine passée à Bogota, sont autant scotchés que nous.
Le lendemain on ne fera pas les paresseux, et de bon
matin, aéro-dynamités par deux moteurs de 200 CV poussés à fond, on mettra à
peine une heure pour parcourir la quarantaine de kilomètres qui nous séparent
de Mucura.
Notre bateau |
Sans doute galvanisé par la concurrence, un étrange animal nous
accompagne pendant quelques secondes : sorte de poisson-serpent-hippocampe,
dressé sur l’eau, fonçant à une vitesse folle en rebondissant sur sa queue. Ce
sera notre première, et pas notre dernière, drôle de créature sortie des
eaux : de surprenants spécimens peuplent les récifs de corail dans la
région…
La traversée comprend une attraction : un bref
arrêt, avant Mucura, sur l’île voisine de Islote, sorte de bidonville flottant
où près de 2000 personnes vivent sur une surface grande comme un demi-terrain
de foot. C’est un récif de corail artificiel, où jour après jour les habitants
poursuivent la création de leurs ancêtres, en allant en mer
« pêcher » des blocs de corail mort, qui leur servent à agrandir leur
île… où juste à lutter contre l’inexorable montée des eaux. Fièrement, ils
présentent Islote comme l’espace le plus densément peuplé au monde. Tout est
bon pour attirer le touriste…
Islote |
Vue d'islote depuis Mucura |
Les habitants de Mucura, eux aussi, ne sont pas
mauvais pour la mise en scène, et on débarque dans un véritable décor de carte
postale : sable blanc, cocotiers, bars et petits restos aux toits de
palme, tables en bois multicolores, Blacks souriants et eau turquoise !
C’est le décor que les habitants et le parc naturel ont (intelligemment) conçu
pour prendre vite fait bien fait l’argent des touristes, en les confinant dans
un petit périmètre pendant quelques heures, avant qu’ils ne repartent enchantés
en début d’après-midi, et que l’île ne retrouve sa tranquillité. On regarde à
droite et à gauche, la plage semble fermée des deux côtés, à une extrémité par
une mangrove qui paraît inextricable, et à l’autre bout par des stands
d’artisanat.
Plage du débarquement à Mucura |
C’est l’heure du café, on s’en boit un petit en
contemplant le paysage. Avisant nos sacs (on a quand même apporté le minimum de
survie !), un vieux Black édenté et souriant, assis sur une glacière en
polystyrène guère plus jeune que lui, nous aborde en se présentant comme
« Juvenal el tiburon » (Juvenal le requin). On lui dit qu’on cherche
les cabanas, pour passer quelques jours sur l’île. On commence à s’inquiéter
quand il nous dit qu’il va appeler un guide, on se rassure un peu quand il
ajoute que le service est gratuit. Serait-ce réellement une île
paradisiaque ? Apparaît Johnny, un jeune gars qui nous emmène par un petit
chemin, contourne les stands d’artisanat, et nous entraîne le long de la
mangrove qui borde la plage. Nous voici tout à coup de l’autre côté du décor…
En réalité l’île, qui est un récif de corail, est
minuscule. La mangrove se traverse sur un joli pont de bambou, ensuite il y a
un espace central inhabité, peuplé de cocotiers. A gauche on aperçoit quelques
vieilles maisons de bois qui forment le pueblito (le petit village), et on
arrive aussitôt aux cabanas bleues et blanches des frères Florès. La première
impression est un peu mitigée : sous l’auvent de l’espace commun, sont
attablés deux vieux pirates barbus et torse-nu, entourés des bouteilles de rhum
qu’ils ont sifflées pendant la nuit. D’une voix pâteuse, accompagnée de gestes
approximatifs, ils se présentent comme les patrons, pendant qu’ Anémone
contemple avec méfiance un endroit à
demi en ruine, ouvert à tous vents, qui pourrait bien être les sanitaires... et
plus loin la pauvre cabane sur pilotis, elle aussi sans portes ni fenêtres, qui
pourrait bien devenir notre maison !
Johnny est embêté, il nous affirme n’avoir jamais vu
les patrons dans cet état. Ce que vient confirmer avec empressement Doña Lina,
une solide îlienne, peut-être la femme de l’un des deux, qui prend aussitôt les
choses en main. L’endroit se révèle plus accueillant qu’il n’y paraît au
premier abord. Les cabanes sont bien tenues et juste au bord de l’eau, il n’y a
pas de moustiques d’où l’absence de fenêtres, et les vrais sanitaires ne sont
pas ceux qu’on avait crus… Quant au site il est tout simplement paradisiaque,
avec une petite plage de rêve pour nous tous seuls, ou presque !
Au centre de l'ïle |
Arrivée chez les frères Flores |
Les sanitaires seront ceux à gauche et non à droite |
Notre cabanas |
On engage avec Doña Lina une longue, âpre et paisible
négociation pour un séjour de trois nuits, avec trois repas par jour… qui se
termine comme presque toujours en Colombie par de francs sourires et une solide
poignée de main : l’affaire est conclue, nous voici
« Mucuriens » pour moins de 20 euros par personne et par jour.
D’autres ont peut-être fait mieux, mais on est contents. On le sera encore plus
dès le premier repas, devant nos belles assiettes de poisson frais pêché, et on
ne se lassera pas (sauf les enfants !), d’en manger deux fois par jour.
Dona Lina et sa fille |
Le proprio, Ex-Professeur d'écologie marine |
Roca |
Notre première journée sera celle de l’exploration,
entrecoupée de longues baignades. Si l’on excepte le petit bout de plage
aménagé pour les visiteurs à la journée, l’île est divisée en trois espaces
distincts, chacun occupant un morceau du rivage autour des cocotiers. D’abord
le pueblito, là où bat le cœur de Mucura. Improbable assemblage de cabanes de
pêcheurs, de ruelles minuscules, d’amoncellement de coquillages, de bateaux, de
vieux filets et d’enfants rigolards. Il contient une toute petite épicerie
tenue par un homme charmant mais d’une nonchalance impressionnante… même son
sourire met quelques secondes avant de se former tout à fait, tellement il va
durer longtemps ! Deux cents mètres plus loin sont nos cabanas, et en
continuant à longer la mer on arrive sur une rangée de fils de fer barbelés,
derrière lesquels on devine un vaste complexe : de superbes maisons aux
toits de palme entourent une belle plage parsemée de jolis transats. C’est
Punta Faro, sans doute parmi ce qu’on peut faire de mieux en matière de
tourisme « corallien ». Ici les touristes arrivent directement sur de
jolis pontons en bois, sans passer par la plage où débarquent les moins
fortunés (qu’ils ne verront sans doute jamais). Evidemment on franchit les
barbelés, et on va faire nos curieux, si curieusement que personne ne nous
demande rien. On s’émerveillera devant le splendide court de tennis en terre
battue, les beaux iguanes qui semblent veiller sur le lieu, et sur l’exemplaire
politique écologique de l’établissement, poursuivie avec les habitants et les
responsables du parc naturel : reboisement intensif pour lutter contre
l’érosion et la montée des eaux, désalinisation de l’eau de mer, contribution à
l’installation d’un puissant générateur électrique à panneaux solaires installé
au village… Les habitants sont très fiers de cet hôtel, qui procure du travail
à nombre d’entre eux, et qui donne une image très valorisante de leur île.
Comme quoi l’argent, l’intelligence et le bien commun peuvent parfois faire bon
ménage… (on a vraiment débarqué dans un endroit étonnant!).
maison du village |
Eglise évangélique |
la rue du village |
Sur les coups de 16 heures on finit notre tour de
l’île en retrouvant la plage du débarquement… déserte ! Ne restent que
quelques commerçants occupés à nettoyer les lieux. On en prend royalement
possession, les enfants au bain et nous à siroter une bière bien fraîche sous
les cocotiers, les pieds en éventail sur le sable chaud. On prendra chaque jour
cette royale habitude, et on se fera vite copains avec quelques îliens. A
commencer par Rafa, habile bijoutier qui
fabrique de superbes colliers et bracelets en corail, en coquillage… et en os
de requins ! Grand lecteur de la
Bible à ses heures perdues, il sera le livre ouvert qui nous fera découvrir
l’envers du décor : l’absence d’eau douce, la sécheresse depuis que les
arbres ont été coupés massivement, les familles déracinées pour aller
accompagner les enfants étudier sur le continent, la complexe gestion des
déchets amenés par le tourisme... et puis l’espoir de préserver leur fragile
équilibre, face au double péril qui les guette : la continuelle montée des
eaux, aggravée par l’érosion, est la plus inquiétante. Une petite île à quelques
centaines de mètres de Mucura, où vivait une famille, a disparu sous les eaux
en quelques mois, après que tous les arbres eurent été coupés… L’autre est plus
sournois, il vient des pétroliers qui passent au large, vers la raffinerie de
Corvenas. Pour l’instant seules quelques fuites ont noirci les îles, mais un
jour ou l’autre il y aura une catastrophe, avec tous ces récifs qui finiront
bien par en faire couler un. Le parc naturel les préserve un peu de la surpêche
industrielle, mais il y a encore régulièrement des pirates qui viennent draguer
par ici, détruisant à tout jamais des morceaux de récifs coralliens, d’où
évidemment moins de poissons et de langoustes pour les petits pêcheurs de
l’île… Il a pourtant foi dans l’avenir, car Dieu veille sur son île, et il lui
donne un coup de main : ici il n’y a pas de police, c’est nous qui la
faisons, et moi je suis l’inspecteur, dit-il avec un sourire qu’on n’oubliera
pas de sitôt.
La plage déserte une fois les bateaux de touriste rentrés |
Le lendemain matin on partira avec Albert sur un frêle
esquif, taquiner le poisson avec un pêcheur adorable mais au nom imprononçable.
Avec une bobine de de fil, un vieil hameçon, un bout de plomb découpé avec les
dents, et trois coquillages en guise d’appât, on sortira de l’eau de
magnifiques poissons, et comme on est chanceux on prendra même un Pez Loro, le
roi du récif, un beau poisson tout bleu… que Doña Lina nous préparera tout à
l’heure aux petits oignons.
Pendant ce temps-là, sur le même bateau minuscule,
ses collègues partent à la voile au large, à perte de vue, pour aller plonger
en apnée à plus de 20 mètres de profondeur (vous avez bien lu), ramener les
langoustes qui seront servies sur la plage aux touristes. Un petit
détail : les belles voiles noires triangulaires… sont en bâche plastique,
exactement les mêmes qui servent chez nous pour couvrir le maïs !
Le lendemain on essaiera tout seuls, depuis la berge
et le ponton du village. On fera notre petit effet en sortant un vraiment gros
poisson épine, malheureusement le plus vénéneux et immangeable de tout le
récif !
On passera trois nuits chez Doña Lina et les frères
Flores. L’un est un ancien professeur d’écologie, qui a tout arrêté il y a 33
ans, pour bâtir ce lieu. En effet on ne les reverra pas toucher une goutte
d’alcool, par contre on appréciera ce qu’ils ont créé. Toute une tribu vit
autour des cabanas, hommes et animaux, dans un rythme assez subtil :
personne ne coure, mais personne ne reste jamais à rien faire, et tout le monde
se retrouve sur la plage avec force rires, quand il s’agit de mettre le bateau
à l’eau, ou de l’en sortir.
Mais ce serait trop long de tout raconter, alors salut
les Mucuriens, longue vie à votre île, et un grand merci pour nous avoir
accueillis. Nous, on s’envole benoîtement pour l’Amazonie, où paraît-il tombent
des cordes à longueur de journée. Le monde est mal fait, le Bon Dieu a vraiment
besoin d’un coup de main…