mardi 5 avril 2016

Quand Manoel fait le job sur le fleuve





On avait tout entendu sur la descente en bateau de l’Amazone, le pire et le meilleur. Au mieux, l’aventure inoubliable. Au pire, les bateaux à demi ruinés, la promiscuité dans les hamacs, dans l’entrepont surchauffé, la nourriture immangeable, les sanitaires repoussants, et les voleurs qui balancent vos bagages par-dessus bord, au moment où des complices en bateau rapide passent à toute vitesse pour les récupérer avant qu’ils ne coulent…
Les enfants se demandaient donc dans quelle galère on s’apprêtait à les embarquer, d’autant qu’évidemment les Colombiens ne se privaient pas de leur dire pis que pendre des Brésiliens !
Et puis ce n’est pas un voyage de quelques heures, mais une aventure qui dure quatre jours, en plein cœur de l’Amazonie, depuis la frontière colombiano-brésilienne jusqu’à Manaus, 1000 km plus à l’est. En longueur, l’équivalent de la traversée de la France… A l’échelle du Brésil, un petit trait sur la carte, Manaus étant encore à plus de 2000 km de l’Atlantique.
Pour éviter le gros flop on a donc essayé de bétonner un peu l’affaire, dans la mesure de nos moyens et du peu de place qu’il nous restait dans nos sacs. Tout d’abord en optant pour la cabine plutôt que pour le hamac, en se disant qu’on aurait ainsi un minimum de confort et d’intimité, et surtout de sécurité pour nos bagages. Ensuite en emmenant un peu de provisions, de l’eau, des cartes à jouer, des coloriages… et du papier toilette !
La veille du départ on se rend à Tabatinga, le port brésilien de l’autre côté de la frontière, pour aller acheter les billets et surtout essayer de voir les bateaux. Le terminal fluvial est au bout de nulle part, coincé entre la base militaire et une banlieue un peu glauque… Sitôt passée la frontière, plus personne ne parle espagnol, et le portugais brésilien nous est totalement incompréhensible (rageant pour moi qui vient de passer quelques demi-nuits à le potasser !). Coup de chance, les bureaux sont ouverts et la personne à l’accueil parle espagnol ! Il y a peu de départs, un demain, un autre après-demain, et ensuite il faut attendre presque une semaine… On demande si on peut voir le bateau. Après un bref conciliabule téléphonique, elle donne son accord mais pour une seule personne, qui doit auparavant se munir d’un badge. Ceci fait je contourne le terminal, jusqu’au bout de la jetée où notre peut-être futur bateau a commencé son chargement : le « Manoel Monteiro » est paisiblement amarré, pointant son avant face au puissant courant du fleuve. C’est la saison des pluies, et le débit du géant est à son maximum. Le navire semble plutôt récent et bien entretenu, presque pimpant avec ses belles couleurs blanches et bleues. Tout de suite je le sens bien, comme on dit : le « Manoel Montero » sera le vaisseau de notre descente du fleuve Amazone, c’est parti ! Pour un peu plus de 300 euros (eau et repas compris), on obtient la dernière cabine disponible pour le lendemain. C’est une cabine deux places, mais on a aussi deux hamacs qu’on transporte depuis l’Equateur, et qui pourront enfin nous servir. L’après-midi sera consacrée aux formalités de sortie de Colombie et d’entrée au Brésil, et le lendemain matin à 9 heures pétantes nous arrivons avec nos sacs au terminal, ainsi qu’on nous l’avait formellement recommandé.



Chargement








La journée avait mal commencé, l’appareil photo que j’avais laissé en charge pour la nuit dans la salle commune de l’hôtel, n’y était plus ce matin… Trop confiant, trop naïf, vraiment je m’en voulais, et puis cette attente interminable dans le hall du terminal… Enfin les maîtres-chiens de l’armée font flairer un à un tous les bagages par leur bonne vieille chienne Labrador, et on peut commencer à embarquer. Il est midi passé, il y a encore des passagers qui arrivent tranquillement au terminal, et encore une foule de livreurs et de matelots occupés à embarquer des vivres, et quantité de colis qui seront livrés dans les villages qui bordent le fleuve…
Mais nous ne savons pas encore que le temps joue pour nous : alors qu’appuyés au bastingage nous contemplons les dernières opérations de chargement, nous voyons soudain apparaître un visage connu. C’est le patron de l’hôtel, qui arrive tout essoufflé, l’appareil photo à la main ! Il nous explique que le gardien de nuit l’avait mis en sécurité de peur qu’il ne soit volé pendant la nuit. Il a fait la route en moto au plus vite qu’il a pu, et est fier de nous dire que chez lui rien ne disparaît. Vraiment la classe… Nous qui étions déjà tout tristes de quitter la Colombie, voilà qu’il vient nous en remettre une couche ! Et nous voilà aussi tout heureux du retard, qui d’ailleurs se prolonge et nous permet de prendre quelques photos du départ. Enfin, vers 14 heures, les amarres sont larguées. Le bateau va effectuer un demi-tour au milieu du fleuve, avant de mettre plein gaz et, poussé en prime par le courant, d’entamer son fluvial périple !

Port de Tabatinga


Les arbres charriés par le rio


Les premiers installent leur hamacs, loin des toilettes


sur le pont inférieur,
c'est la même chose entre les marchandises


L'installation terminée, ça donne cela!


Notre suite spéciale


Nous y avons dormi à 4 en chien de fusil 







Au risque de décevoir les amateurs de voyages «roots», «old school» et autres qualificatifs d’aventures de pacotille affectionnés par les «backpackers» (routards), la croisière ne fut que velours. Il y avait même des cure-dents à disposition, des toilettes en état de fonctionnement… et pas l’ombre d’un pirate ! Vraiment presque de quoi s’ennuyer…
Pour couronner le tout notre cabine était sympa, avec boiseries, clim, frigo, douche et télé! Même la nourriture était plus qu’honnête, malgré des horaires un peu surprenants : petit-déjeuner à 6h 30, déjeuner à 10h30… et logiquement dîner à 17h30 !
Bon, voilà, on a eu de la chance, on est tombés sur la bonne compagnie, le bon équipage, le bon bateau…
Le reste n’est guère racontable. Accoudé avec nous sur le bastingage, le temps s’écoulait avec le fleuve, seulement marqué par la succession des repas, des jours et des nuits, et par les villages sur pilotis qui s’égrènent le long des berges, à des dizaines de kilomètres les uns des autres. Marqué aussi par la montée à bord, chaque jour, de l’armée brésilienne qui contrôle en détail les papiers, et fouille longuement les sacs. Une fois ils oublieront leurs gants de latex (amazonien ?) dans la cabine, ce qui fera un nouveau jouet pour les enfants… De temps en temps on s’arrêtait, même en plein milieu de la nuit, au milieu de cafétérias et de boutiques flottantes éclairées pour l’occasion. On embarquait des vivres fraîches, quelques colis, on en déchargeait d’autres, des passagers descendaient où montaient, s’empressant d’aller installer leurs hamacs. D’autres fois on ne faisait que ralentir, le barman depuis le pont supérieur actionnait le palan pour mettre l’annexe à l’eau, et deux matelots fonçaient à terre, ramenant des fruits secs de la forêt ou d’énormes poissons congelés…
Evidemment par ici il n’y a aucun autre moyen de communication que le fleuve, qui est comme une grande route au bord de laquelle les hommes se sont installés. Du moins les hommes modernes. Les autres, mythiques, hors d’atteinte des vendeurs d’aventure, vivent plus loin, là-bas, par-delà les frondaisons, dans les derniers espaces de la planète encore inexplorés…

Pirarucu: un poisson géant





Il peut faire trois mètres de long et il est trés bon.
On dirait du poulet mariné au gout de poisson



Discussion avec Jeff (un autre)
















arc en ciel




Enfin de l'animation,
nous nous arrêtons dans un village


La maison rouge est une station service flottante


Quai de débarquement


lecture




Cinéma




Police

Il a fait beau pendant deux jours et deux nuits, si beau que l’orage n’est même pas venu en soirée, et qu’en pleine saison des pluies on a vu le soleil se coucher sur le fleuve, juste derrière le drapeau brésilien qui claque à l’arrière du navire. Après ça on peut mourir tranquille…

Ordre et progrès  (devise du Brésil)









Plus tard, bien plus tard, quand les passagers étaient tous dans leurs hamacs, nous aimions rejoindre le barman, le seul à installer le sien sur le pont supérieur, pour surveiller sa boutique. Notre présence ne semblait pas le déranger. On jouait aux cartes sous les étoiles, en pestant contre les nuées d’insectes volants, parfois énormes mais toujours inoffensifs. De temps en temps on se glissait à l’avant, près de la passerelle, pour peut-être les meilleurs moments de la croisière : par la porte ouverte, on devinait en effet le capitaine, petit homme âgé au ventre rond, assis sur un haut siège, dans le noir total, sans aucun radar ni GPS, qui menait son bateau dans la nuit noire. Pour seule aide, un gros projecteur qu’il allumait et qu’il réglait manuellement, et qu’il braquait sur les innombrables objets suspects qu’il devinait (mais comment ?). Le plus souvent se révélaient alors des petits arbres, des plaques d’herbes flottantes, des compagnies d’oiseaux blancs dormant sur le fleuve… Mais combien d’énormes troncs arrachés aux berges par les hautes eaux a t-il évités, et comment se repérait-il parmi les multiples îles qui par moment font du fleuve un vrai dédale ? Mystère…







Petit îlot qui déambule

Ce grand bateau de 250 passagers lancé à plein gaz dans l’interminable nuit amazonienne (12 heures !), sans lumière, parfois sous une pluie battante, restera gravé dans nos mémoires, autant que les yeux du capitaine, le matin du quatrième jour, avant qu’il ne se fasse relever de sa dernière nuit :  était-ce de se les être usés pendant ses nuits de veille, qu’on les aurait dits perdus si loin au fond de leurs orbites, au point que même en les regardant bien on ne pouvait dire leur couleur ?  


L’arrivée à Manaus était prévue à 10 heures le quatrième jour. La ville apparaît une heure avant, en même temps qu’un phénomène incroyable, appelé « la rencontre des eaux ». Quand les eaux noires du Rio Negro rencontrent les eaux marron-beiges chargées de limon de l’Amazone, elles ne se mêlent pas, du fait de leur différence de densité et d’acidité, et le bateau navigue alors alternativement sur les unes ou sur les autres, comme sur un immense gâteau marbré.

rencontre des eaux




Arrivée à Manaus






On quitte notre ami suisse

On nous avait tellement parlé des impondérables du voyage, et de l’incapacité des Brésiliens à tenir un horaire, que nous avions réservé l’appartement à Manaus seulement à partir du lendemain de la date d’arrivée prévue. En réalité le bateau se range le long du port flottant à 10 heures précises, en ce vendredi matin, tout comme la compagnie l’avait annoncé ! Il ne nous reste plus qu’à chercher un hôtel pour ce soir…  Ah, ces touristes qui croient tout ce qu’on leur dit !




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