On avait tout entendu sur la descente en bateau de
l’Amazone, le pire et le meilleur. Au mieux, l’aventure inoubliable. Au pire,
les bateaux à demi ruinés, la promiscuité dans les hamacs, dans l’entrepont surchauffé,
la nourriture immangeable, les sanitaires repoussants, et les voleurs qui
balancent vos bagages par-dessus bord, au moment où des complices en bateau
rapide passent à toute vitesse pour les récupérer avant qu’ils ne coulent…
Les
enfants se demandaient donc dans quelle galère on s’apprêtait à les embarquer,
d’autant qu’évidemment les Colombiens ne se privaient pas de leur dire pis que
pendre des Brésiliens !
Et puis ce n’est pas un voyage de quelques heures, mais
une aventure qui dure quatre jours, en plein cœur de l’Amazonie, depuis la frontière
colombiano-brésilienne jusqu’à Manaus, 1000 km plus à l’est. En longueur,
l’équivalent de la traversée de la France… A l’échelle du Brésil, un petit
trait sur la carte, Manaus étant encore à plus de 2000 km de l’Atlantique.
Pour éviter le gros flop on a donc essayé de bétonner
un peu l’affaire, dans la mesure de nos moyens et du peu de place qu’il nous
restait dans nos sacs. Tout d’abord en optant pour la cabine plutôt que pour le
hamac, en se disant qu’on aurait ainsi un minimum de confort et d’intimité, et
surtout de sécurité pour nos bagages. Ensuite en emmenant un peu de provisions,
de l’eau, des cartes à jouer, des coloriages… et du papier toilette !
La veille du départ on se rend à Tabatinga, le port brésilien
de l’autre côté de la frontière, pour aller acheter les billets et surtout
essayer de voir les bateaux. Le terminal fluvial est au bout de nulle part,
coincé entre la base militaire et une banlieue un peu glauque… Sitôt passée la
frontière, plus personne ne parle espagnol, et le portugais brésilien nous est
totalement incompréhensible (rageant pour moi qui vient de passer quelques
demi-nuits à le potasser !). Coup de chance, les bureaux sont ouverts et
la personne à l’accueil parle espagnol ! Il y a peu de départs, un demain,
un autre après-demain, et ensuite il faut attendre presque une semaine… On
demande si on peut voir le bateau. Après un bref conciliabule téléphonique,
elle donne son accord mais pour une seule personne, qui doit auparavant se munir
d’un badge. Ceci fait je contourne le terminal, jusqu’au bout de la jetée où
notre peut-être futur bateau a commencé son chargement : le « Manoel
Monteiro » est paisiblement amarré, pointant son avant face au puissant
courant du fleuve. C’est la saison des pluies, et le débit du géant est à son
maximum. Le navire semble plutôt récent et bien entretenu, presque pimpant avec
ses belles couleurs blanches et bleues. Tout de suite je le sens bien, comme on
dit : le « Manoel Montero » sera le vaisseau de notre descente
du fleuve Amazone, c’est parti ! Pour un peu plus de 300 euros (eau et repas
compris), on obtient la dernière cabine disponible pour le lendemain. C’est une
cabine deux places, mais on a aussi deux hamacs qu’on transporte depuis
l’Equateur, et qui pourront enfin nous servir. L’après-midi sera consacrée aux
formalités de sortie de Colombie et d’entrée au Brésil, et le lendemain matin à
9 heures pétantes nous arrivons avec nos sacs au terminal, ainsi qu’on nous
l’avait formellement recommandé.
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La journée avait mal commencé, l’appareil photo que
j’avais laissé en charge pour la nuit dans la salle commune de l’hôtel, n’y
était plus ce matin… Trop confiant, trop naïf, vraiment je m’en voulais, et
puis cette attente interminable dans le hall du terminal… Enfin les
maîtres-chiens de l’armée font flairer un à un tous les bagages par leur bonne
vieille chienne Labrador, et on peut commencer à embarquer. Il est midi passé,
il y a encore des passagers qui arrivent tranquillement au terminal, et encore
une foule de livreurs et de matelots occupés à embarquer des vivres, et
quantité de colis qui seront livrés dans les villages qui bordent le fleuve…
Mais nous ne savons pas encore que le temps joue pour
nous : alors qu’appuyés au bastingage nous contemplons les dernières
opérations de chargement, nous voyons soudain apparaître un visage connu. C’est
le patron de l’hôtel, qui arrive tout essoufflé, l’appareil photo à la
main ! Il nous explique que le gardien de nuit l’avait mis en sécurité de
peur qu’il ne soit volé pendant la nuit. Il a fait la route en moto au plus
vite qu’il a pu, et est fier de nous dire que chez lui rien ne disparaît.
Vraiment la classe… Nous qui étions déjà tout tristes de quitter la Colombie,
voilà qu’il vient nous en remettre une couche ! Et nous voilà aussi tout
heureux du retard, qui d’ailleurs se prolonge et nous permet de prendre
quelques photos du départ. Enfin, vers 14 heures, les amarres sont larguées. Le
bateau va effectuer un demi-tour au milieu du fleuve, avant de mettre plein gaz
et, poussé en prime par le courant, d’entamer son fluvial périple !
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Port de Tabatinga |
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Les arbres charriés par le rio |
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Les premiers installent leur hamacs, loin des toilettes |
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sur le pont inférieur, c'est la même chose entre les marchandises |
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L'installation terminée, ça donne cela! |
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Notre suite spéciale |
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Nous y avons dormi à 4 en chien de fusil |
Au risque de décevoir les amateurs de voyages
«roots», «old school» et autres qualificatifs
d’aventures de pacotille affectionnés par les «backpackers»
(routards), la croisière ne fut que velours. Il y avait même des cure-dents à
disposition, des toilettes en état de fonctionnement… et pas l’ombre d’un
pirate ! Vraiment presque de quoi s’ennuyer…
Pour couronner le tout notre cabine était sympa, avec boiseries,
clim, frigo, douche et télé! Même la nourriture était plus qu’honnête, malgré des horaires un peu surprenants : petit-déjeuner à 6h
30, déjeuner à 10h30… et logiquement dîner à 17h30 !
Bon, voilà, on a eu de la chance, on est tombés sur la
bonne compagnie, le bon équipage, le bon bateau…
Le reste n’est guère racontable. Accoudé avec nous sur
le bastingage, le temps s’écoulait avec le fleuve, seulement marqué par la
succession des repas, des jours et des nuits, et par les villages sur pilotis
qui s’égrènent le long des berges, à des dizaines de kilomètres les uns des
autres. Marqué aussi par la montée à bord, chaque jour, de l’armée brésilienne
qui contrôle en détail les papiers, et fouille longuement les sacs. Une fois
ils oublieront leurs gants de latex (amazonien ?) dans la cabine, ce qui
fera un nouveau jouet pour les enfants… De temps en temps on s’arrêtait, même
en plein milieu de la nuit, au milieu de cafétérias et de boutiques flottantes
éclairées pour l’occasion. On embarquait des vivres fraîches, quelques colis,
on en déchargeait d’autres, des passagers descendaient où montaient,
s’empressant d’aller installer leurs hamacs. D’autres fois on ne faisait que
ralentir, le barman depuis le pont supérieur actionnait le palan pour mettre
l’annexe à l’eau, et deux matelots fonçaient à terre, ramenant des fruits secs
de la forêt ou d’énormes poissons congelés…
Il a fait beau pendant deux jours et deux nuits, si
beau que l’orage n’est même pas venu en soirée, et qu’en pleine saison des
pluies on a vu le soleil se coucher sur le fleuve, juste derrière le drapeau
brésilien qui claque à l’arrière du navire. Après ça on peut mourir tranquille…
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Ordre et progrès (devise du Brésil) |
Plus tard, bien plus tard, quand les passagers étaient
tous dans leurs hamacs, nous aimions rejoindre le barman, le seul à installer
le sien sur le pont supérieur, pour surveiller sa boutique. Notre présence ne
semblait pas le déranger. On jouait aux cartes sous les étoiles, en pestant
contre les nuées d’insectes volants, parfois énormes mais toujours inoffensifs.
De temps en temps on se glissait à l’avant, près de la passerelle, pour peut-être
les meilleurs moments de la croisière : par la porte ouverte, on devinait en
effet le capitaine, petit homme âgé au ventre rond, assis sur un haut siège, dans
le noir total, sans aucun radar ni GPS, qui menait son bateau dans la nuit
noire. Pour seule aide, un gros projecteur qu’il allumait et qu’il réglait
manuellement, et qu’il braquait sur les innombrables objets suspects qu’il
devinait (mais comment ?). Le plus souvent se révélaient alors des petits
arbres, des plaques d’herbes flottantes, des compagnies d’oiseaux blancs
dormant sur le fleuve… Mais combien d’énormes troncs arrachés aux berges par
les hautes eaux a t-il évités, et comment se repérait-il parmi les multiples
îles qui par moment font du fleuve un vrai dédale ? Mystère…
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Petit îlot qui déambule |
Ce grand
bateau de 250 passagers lancé à plein gaz dans l’interminable nuit amazonienne
(12 heures !), sans lumière, parfois sous une pluie battante, restera
gravé dans nos mémoires, autant que les yeux du capitaine, le matin du
quatrième jour, avant qu’il ne se fasse relever de sa dernière nuit : était-ce de se les être usés pendant ses
nuits de veille, qu’on les aurait dits perdus si loin au fond de leurs orbites,
au point que même en les regardant bien on ne pouvait dire leur couleur ?
L’arrivée à Manaus était prévue à 10 heures le
quatrième jour. La ville apparaît une heure avant, en même temps qu’un
phénomène incroyable, appelé « la rencontre des eaux ». Quand les
eaux noires du Rio Negro rencontrent les eaux marron-beiges chargées de limon
de l’Amazone, elles ne se mêlent pas, du fait de leur différence de densité et
d’acidité, et le bateau navigue alors alternativement sur les unes ou sur les
autres, comme sur un immense gâteau marbré.
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rencontre des eaux |
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Arrivée à Manaus |
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On quitte notre ami suisse |
On nous avait tellement parlé des impondérables du
voyage, et de l’incapacité des Brésiliens à tenir un horaire, que nous avions
réservé l’appartement à Manaus seulement à partir du lendemain de la date
d’arrivée prévue. En réalité le bateau se range le long du port flottant à 10
heures précises, en ce vendredi matin, tout comme la compagnie l’avait annoncé !
Il ne nous reste plus qu’à chercher un hôtel pour ce soir… Ah, ces touristes qui croient tout ce qu’on
leur dit !
Merci ^_^
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